L’existence d’interactions entre les agents économiques est une réalité socio-économique qui a été intégrée dans les analyses économiques depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. A la suite des travaux des premiers théoriciens des jeux, – Oskar Morgenstern (1902-1977) et John von Neumann (1903-1957) – les sciences économique et politique se sont véritablement saisies de cette donne des interactions stratégiques…
Interactions le fondement des jeux
La prise en compte des interactions stratégiques appréhende toutes les situations de la vie courante comme des jeux. Qui parle de jeu, parle, en plus des règles du jeu de trois (3) autres éléments indispensables à tout jeu, à savoir : les joueurs ou participants, les stratégies ou actions des joueurs et leurs paiements ou résultats à la fin du jeu (positifs ou négatifs). C’est sur une telle base que les relations les plus sérieuses telles que les conquêtes géopolitiques, les joutes politiques pour accéder au pouvoir, la concurrence entre entreprises etc., à celles qui sont puériles comme draguer une fille sont toujours assimilées à des jeux.
Toutes ces situations ont en commun les interactions comme fondement. Ce qui laisse penser que le résultat obtenu par un participant à un jeu précis n’est point lié exclusivement à ses efforts seuls. Mais son résultat dépend aussi du ou des comportements adoptés par les autres participants contre lesquels il joue.
La présence des interactions conduit à considérer la terre, pour ne pas dire l’univers comme un grand échiquier. Sur cet échiquier, au niveau international prennent place des jeux entre nations pour le contrôle des ressources naturelles et à l’intérieur de chaque nation, des jeux peuvent opposer des groupes (partis politiques, entreprises, syndicats, associations, etc.) de centres d’intérêt différents pour le contrôle du pouvoir et des ressources internes.
Jeux non coopératifs vs jeux coopératifs
En termes de catégorisation, les jeux peuvent être coopératifs ou non coopératifs. Quand les joueurs se concertent et développent leurs stratégies respectives de manière collégiale, le jeu devient coopératif. Des exemples d’organisations au sein desquelles les jeux coopératifs prennent place sont : à l’échelle nationale La Synergie des enseignants, à l’échelle sous-régionale l’AES, l’Uémoa, la Cédéao et au plan international l’UA, l’ONU et sur un plan économique je retiens l’Opep+. Dans toutes ces organisations, les joueurs se cartellisent en vue d’atteindre des objectifs communs par le biais de jeux dits coopératifs. Par contre, quand les participants de manière unilatérale prennent leurs décisions respectives sans aucune consultation des autres joueurs, le jeu devient non coopératif. Le fonctionnement des marchés concurrentiels est basé exclusivement sur ce type de jeu. Et il peut arriver aussi qu’au plan national, la situation politique interne d’une nation soit régie par des jeux non coopératifs. Dans une telle éventualité, le parti ou le groupe au pouvoir et l’opposition prennent leurs décisions respectives sans consultation préalable de l’autre camp. Au plan géopolitique aussi, les jeux peuvent devenir non coopératifs entre différentes nations pour divers mobiles.
Heureusement que les jeux conduisent généralement à des équilibres stables. C’est-à-dire des situations dans lesquelles chaque participant obtient un gain qu’il ne peut améliorer en adoptant de manière unilatérale une nouvelle action. Et la quintessence de l’équilibre est mise en évidence à travers l’équilibre de Nash – de John Forbes Nash (1928-2015). Avec un tel équilibre, chaque joueur joue sa meilleure stratégie comme réponse à celles jouées par ses adversaires. Ce type d’équilibre étant passé sous les radars des pères fondateurs de la théorie de jeux a suscité tellement de curiosité ; qu’en 1950 A Tucker avec de deux de ses collègues a mis au point un jeu fictif pour tester la robustesse dudit équilibre. Ce jeu nommé le dilemme du prisonnier par les auteurs est devenu par la suite célèbre à cause de ses multiples applications dans la vie réelle. Le dilemme du prisonnier qui relève de la catégorie des jeux non coopératifs, est basé sur deux principes (1) chaque joueur adopte la stratégie qui lui est favorable au détriment des autres joueurs et (2) en adoptant un tel comportement l’équilibre établi dans le jeu devient sous optimal par rapport à un équilibre pouvant être obtenu à la suite d’une coopération entre les joueurs dans le jeu. Même l’introduction de la dynamique dans ce type de jeu n’affecte pas fondamentalement la structure de l’équilibre sous optimal surtout quand l’horizon temporel à partir duquel le jeu doit prendre fin n’est pas connu d’avance.
Le dilemme du prisonnier au Mali
Tout observateur averti de la situation socio-politique actuelle du Mali ne peut qu’être frappé par les similitudes qui existent entre cette situation et le jeu du dilemme du prisonnier.
En partant des règles du jeu fixées par la Constitution du 22 juillet 2023 et la Charte de la Transition ; il est possible de constater la présence de trois (03) principaux joueurs évoluant sur l’échiquier socio-politique malien. Les détenteurs actuels des principaux leviers du pouvoir et leurs divers soutiens (le 1er joueur), une “opposition civile” qui comprend des partis politiques, les exilés politiques et économiques, les prisonniers “politiques” et “d’opinion” (le 2e joueur) et les groupes armés (rebelles, terroristes et autres) formant le 3e joueur.
Ces derniers ne peuvent être intégrés à aucun des deux autres camps ; car ils ne sont pas en odeur de sainteté avec aucun des deux précédents joueurs. Histoire d’appuyer davantage la thèse de la similitude entre la situation socio-politique du Mali et le dilemme de prisonnier, je constate que chacun des trois (3) joueurs joue de manière unilatérale. Donc, le jeu est réellement non coopératif. Ce qui m’amène finalement à dire que les trois joueurs participent à un dilemme du prisonnier à horizon temporel “infini”, car est malin celui qui est capable de préciser la fin de ce jeu !
Comme la théorie le prévoit, les joueurs en adoptant unilatéralement les comportement qui leurs sont favorables, cela conduit à des résultats sous optimaux pour chacun des participants par rapport à la situation de coopération. Je trouve que ce résultat théorique est corroboré par la situation socio-politique actuelle du Mali.
Une situation caractérisée au plan économique par un accroissement de l’incertitude dans les activités économiques, ce conduit à une contraction de la production réelle qui est passée de 4,4 % en 2023 à une estimation pour 2024 fixée à 3,8 % (https://www.imf.org/fr/News/Articles/2024/04/30/pr-24131-mali-agreement-on-rapid-credit-facility-and-completes-2024-article-iv-mission ). L’équilibre sous optimal de ce jeu ne se limite pas aux indicateurs économiques seuls. C’est toute la vie sociale qui est affectée. Alors que faire ?
Je pense que, tant que la structure du jeu demeurera intacte (jeu non coopératif et de type dilemme du prisonnier), l’équilibre demeurait sous optimal. Dans ce cas, c’est la structure du jeu auquel participent les trois (3) joueurs qu’il faut changer. Dit autrement, les joueurs doivent abandonner l’unilatéralisme dans le développement de leurs stratégies respectives et opter pour la coopération. Comme prévu par les principes de la théorie du dilemme du prisonnier, l’équilibre issu d’une telle éventuelle coopération entre les joueurs sera supérieur à celui que le pays enregistre actuellement.
Ceci étant posé, maintenant, comment instaurer la coopération entre les joueurs ? Pour répondre à cette interrogation, je laisse la parole à Montesquieu (1689-1755) “il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser”.
Madou Cissé Fseg
Source : Aujourd’hui-Mali