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Portrait (3/3) · Enseignante, militante marxiste et féministe, députée : Bintou Sanankoua a mené une vie de luttes dès les années 1960, à une époque où « la femme suivait son mari ». Pour l’historienne Madina Thiam, il est urgent de relire ses écrits, qui offrent un antidote contre les dénis d’histoire et esquissent une voie panafricaine et démocratique pour les sociétés ouest-africaines. Portrait en trois épisodes…

Dans une salle de séminaire à Bamako, en juillet 2024, une étudiante présente le fruit de ses recherches sur les débats autour de la réforme du code de la famille au Mali : « Je me suis appuyée sur les travaux de Bintou Sanankoua », explique-t-elle. Si l’on devait interroger la nouvelle génération d’étudiants maliens, beaucoup associeraient sans doute le nom de l’historienne à ses travaux et à son engagement liés au genre et à la cause des femmes.

Dans son article « Femmes du Mali » (Esprit, 2005), elle aborde sous l’angle de la recherche un phénomène qui a marqué sa trajectoire personnelle : la marginalisation des femmes maliennes et l’oubli de leur histoire et de leurs combats.

La colonisation rompt l’équilibre de la société et marginalise la femme. Elle est la grande oubliée de la scolarisation (la véritable scolarisation des filles commence seulement en 1948) et de l’économie de rente, ce qui la tient en dehors de tout ce qui, dans la société coloniale et post-coloniale, permet d’accéder à la considération, au pouvoir et au savoir.

L’indépendance acquise en 1960 ne change structurellement ni sa situation ni son statut malgré le rôle important qu’elle a joué dans l’avènement de la souveraineté nationale et le discours officiel des responsables politiques en faveur de l’émancipation de la femme, écrit-elle.

Dès l’enfance, Bintou Sanankoua comprend qu’elle devra évoluer dans un environnement masculin. Lorsque la famille Sanankoua déménage de Kayes à Mopti, elle est la seule fille dans une classe de garçons. Puis, à la fin du collège, la plupart de ses camarades filles se marient et ne poursuivent pas leurs études. Résultat : au lycée, elles sont deux filles en seconde, dans une classe de trente. Et durant ses années bamakoises passées à la rue 14, le fait qu’elle soit « la seule fille de la maison à faire des études universitaires » a sans doute nourri l’affection que lui portait Amadou Hampâté Bâ.

Les pantalons contre les pagnes

Les combats politiques au Mali sont souvent perçus comme l’apanage d’une poignée d’hommes politiques et d’intellectuels ; pourtant, sur le terrain, une autre réalité prévaut. À son retour de Paris, en 1982, l’École normale supérieure (ENSup), que Bintou Sanankoua intègre, est un foyer de lutte.

Madina Tall, historienne et militante syndicale et politique de longue date, figure de proue du mouvement démocratique, y a enseigné à partir de 1969. Mais elle est contrainte à l’exil en 1978 avec son mari, l’écrivain et mathématicien Ibrahima Ly, tout juste libéré après quatre années passées dans les prisons du régime et au bagne de Taoudeni (situé dans l’extrême nord du Mali).

Dans les années 1980, dans un contexte tendu de lutte contre le parti unique marqué par de nombreuses grèves du corps professoral, Bintou Sanankoua est élue cheffe du département d’histoire-géographie par ses pairs. Fortement engagée dans la révolution de 1991, qui voit de nombreux manifestants torturés et tués et qui met fin au régime de Moussa Traoré, Bintou Sanankoua insiste : la lutte contre la dictature fut aussi une lutte des femmes. Ces femmes n’étaient pas toutes issues de milieux favorisés ou de la classe des cadres ; au contraire, nombre d’entre elles, issues des classes populaires, n’ont pas fait d’études :

En 1977-1978, lors des premières crises scolaires graves, elles s’étaient rangées du côté des élèves. Abdoul Karim Kamara, le leader du mouvement estudiantin arrêté et violenté, meurt. Les femmes prennent fait et cause pour les élèves, leur donnent à boire sur tout leur parcours et sur leur lieu de sit-in. Elles rabrouent les policiers qui violentent les élèves, fustigent le silence coupable des hommes et leur proposent d’échanger les pantalons contre leurs pagnes.

Après 1991, elle est nommée directrice régionale de l’éducation dans le district de Bamako, puis directrice nationale de l’enseignement secondaire général, technique et professionnel. Au sein de ces administrations, elle imprime des réformes visant à créer une filière d’excellence et faire de l’école malienne un meilleur ascenseur social.

« Mais la chose que j’ai faite dont je suis très contente, c’est améliorer la condition des femmes », affirme-t-elle. Dotée d’une connaissance fine des problèmes et des abus auxquels se heurtent étudiantes et enseignantes, elle s’attaque notamment aux contraintes administratives et sociétales qui empêchent de nombreuses femmes de poursuivre leurs études et leur carrière une fois mariées.

Les « couleuvres » du jeu politique

Après trois années, un bouleversement personnel survient : le décès de sa mère. Désirant accompagner son père dans cette épreuve, et en désaccord avec des remaniements en cours à la tête de l’administration scolaire, elle démissionne, quitte Bamako, et retourne s’installer à Mopti. En 1994, elle est nommée coordinatrice régionale, pour Mopti, du Commissariat à la promotion des femmes.

Ce nouveau poste lui permet d’entretenir des liens étroits avec les organisations féminines de tous les secteurs de la société et de l’économie mopticienne, dans un environnement très différent de celui de la capitale. Elle organise notamment la première célébration du 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes, une première à Mopti. L’affluence est énorme : « La mairie a failli exploser », se souvient-elle.

Elle soutient également le milieu associatif féminin, en facilitant l’accès des associations aux subventions et aux financements publics et privés. Alors que les élections législatives de 1997 se profilent, l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adema), le parti au pouvoir, que le Parti malien du travail (PMT) a rejoint dans une coalition, s’intéresse à son profil. Fille du terroir, bien connue grâce à son père et implantée localement de par ses activités professionnelles, elle pourrait conquérir ce qui est jusqu’ici un fief de l’opposition.

Initialement peu encline à quitter Mopti pour les bancs de l’Assemblée nationale, Bintou Sanankoua décide finalement de s’engager. La stratégie de campagne de l’Adema consiste largement à souligner son statut d’« enfant du pays ». C’est utile, mais ce n’est pas suffisant, d’autant que le Rassemblement pour la démocratie et le travail (RDT), parti majoritaire à Mopti, est dirigé par Ali Niangado, lui aussi originaire de la région. Finalement, un autre facteur s’avérera décisif : la mobilisation politique des femmes. Les associations et ONG féminines de Mopti joueront un rôle déterminant dans sa campagne, et la porteront à la victoire. En 1997, Bintou Sanankoua est élue députée de Mopti.

La société civile féminine, à travers ses milliers d’associations qui ont explosé au lendemain de la révolution de mars 1991, doit imposer un seuil critique de femmes au gouvernement et au Parlement pour que leur participation à la vie politique ne soit plus un slogan creux, mais une condition nécessaire pour influer les décisions qui engagent l’avenir du pays, écrit-elle.

Le milieu parlementaire, qu’elle découvre, est en antithèse avec sa liberté de ton et d’opinion ; l’apprentissage est rude. Un jour, elle décide d’interpeller le ministre de l’Éducation au sujet de réformes qu’il a mises en œuvre à l’École centrale pour l’industrie, le commerce et l’administration (Ecica). Elle est vite recadrée : en tant que députée de la majorité, elle doit soutenir le gouvernement.

« J’ai avalé des couleuvres », sourit-elle au sujet de sa brève expérience parlementaire. Plus tard, elle analysera, dans un article intitulé « Femmes et Parlement au Mali », cette législature composée de 129 hommes et seulement 18 femmes. « Une fois à l’Assemblée, note-t-elle, les femmes ne réussissent pas à s’imposer pour accéder en nombre significatif aux postes de responsabilité. Le combat avec les hommes est âpre car ces postes comportent pouvoir, prestige et avantages matériels. » À l’issue de son mandat, elle décide de ne pas le renouveler. Après l’élection de 2002 qui suivra, seules 14 femmes siègeront dans la nouvelle Assemblée.

« Mon engagement, c’est la recherche »

« Je ne le regrette pas, assure Bintou Sanankoua en évoquant sa brève expérience politique, car cela m’a bien fait comprendre que mon engagement c’est la recherche, pas autre chose. » Après l’Assemblée nationale, elle intègre l’Institut des sciences humaines de Bamako, le centre qu’avait fondé Amadou Hampâté Bâ près d’un demi-siècle plus tôt.

Dans les années 2000, en plus de ses articles sur les femmes maliennes, elle coordonne notamment un ouvrage collectif, Les États-nations face à l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Le cas du Mali (Karthala, 2007). Aujourd’hui, à plus de 80 ans, elle participe à des jurys de thèse, donne des conférences et a toujours des projets d’écriture en chantier.

Quel regard porter sur la trajectoire de Bintou Sanankoua ? Depuis les années 1960, son parcours conjugue trois engagements : lutte militante, travail intellectuel et appui au secteur de l’éducation et aux femmes. Ces engagements se fondent sur le socle d’une conviction, celle que bâtir une société plus juste est possible.

Et les convictions, elle le martèle, « on ne les change contre rien ! » Dans le Mali contemporain, il est urgent de relire Bintou Sanankoua, dont les travaux offrent un antidote contre l’amnésie et les dénis d’histoire. Ses recherches sur la Dina nous rappellent les diverses formes de gouvernance et d’expérimentations politiques qui ont façonné le Sahel. Ses écrits sur les femmes, son long engagement militant au sein de la gauche malienne et les combats qu’elle a menés contre le régime militaire et le parti unique nous poussent à appréhender la démocratie comme un héritage local, ancré dans les luttes anticoloniales et féminines.

La longue tradition de lutte des femmes maliennes contre la brutalité et les abus du système colonial dans un premier temps, contre le système lui-même ensuite, un système déshumanisant qui dénie toute dignité aux peuples colonisés, la lutte des femmes pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail par la suite, peut être considérée comme une lutte pour la démocratie, soutient-elle.

Contre la corruption des élites administratives et politiques et les politiques néolibérales ayant décimé les secteurs de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche au Mali, et contre les régimes autoritaires, l’arbitraire et la privation des libertés, les écrits de l’historienne esquissent une autre voie pour la gouvernance des sociétés d’Afrique de l’Ouest : populaire, panafricaine et démocratique.

« S’ils veulent être crédibles aux yeux de leurs peuples et de leurs partenaires, et s’ils veulent que l’intégration sous-régionale soit réalisée, les États-nations, issus du système colonial, n’ont pas d’autre alternative que de renforcer la démocratie en la rendant accessible à leur peuple », affirmait-elle en 2007.

www.afriquexxi.info

Madina Thiam est historienne, spécialiste de l’Afrique de l’ouest et du Sahel aux XIXe et XXe siècles. Elle est professeure adjointe à l’université de New York.

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