Pour que la démocratie et le multilatéralisme prospèrent en Afrique, le continent a besoin d’États forts dotés d’institutions efficaces. La myriade de crises africaines liées à la gouvernance et à la sécurité est souvent imputée à une absence de démocratie. Mais est-ce vraiment le cas ? Les crises ne résultent-elles pas plutôt du dysfonctionnement des États qui entrave l’instauration de systèmes de gouvernance responsables?…
Les coups d’État et les changements anticonstitutionnels de gouvernement refont surface en Afrique après deux décennies de déclin. Ce recul est le résultat de la pression de l’environnement international, des mécanismes normatifs de l’Union africaine et des communautés économiques régionales.
Durant la dernière décennie, toutes les régions d’Afrique ont connu un effondrement civil ou militaire de l’ordre étatique. Les juntes militaires, bénéficiant d’un soutien populaire apparent, prolongent indéfiniment les périodes de transition, plongeant les processus de médiation régionaux et continentaux dans une crise sans précédent.
Ces signes d’effondrement des systèmes de sécurité collective ont conduit de nombreux observateurs à conclure que l’Afrique traverse une crise de la démocratie. Cependant, cette analyse est incomplète.
Les Africains aspirent à la démocratie, mais sont déçus par la qualité de leurs systèmes
Premièrement, les enquêtes d’Afrobaromètre révèlent que les Africains restent largement favorables à la démocratie. La plupart souhaitent vivre en démocratie, mais sont déçus par la qualité des systèmes démocratiques. Selon les recherches d’Afriques futures et innovation de l’ISS, bien que de nombreux pays africains possèdent les bases de la démocratie électorale, la démocratie libérale reste peu développée.
Deuxièmement, les perceptions du succès démocratique seraient influencées par la dimension électorale de la démocratie. Avant les coups d’État de 2020 et 2021, le Mali était longtemps considéré comme un modèle de démocratie en Afrique de l’Ouest. Toutefois, c’est la capacité du pays à organiser des élections et des transferts de pouvoir pacifiques qui était félicitée, et non l’établissement d’institutions efficaces de participation et de responsabilité démocratiques.
Cette situation se traduit par une profonde méfiance de la population envers les politiciens. La plupart des Maliens reprochent à la classe politique ses échecs en matière de sécurité, de développement économique et social, malgré des processus électoraux relativement transparents.
La démocratie est souvent tenue responsable des échecs qui relèvent de la compétence de l’État. Mais la démocratie n’est qu’un outil qui nécessite une structure sous-jacente pour fonctionner correctement : l’État. Pour illustrer avec une métaphore informatique, l’État est le matériel ou le système d’exploitation, tandis que la démocratie est le logiciel. Utiliser le logiciel le plus sophistiqué sur un système d’exploitation obsolète peut entraîner de sérieux dysfonctionnements.
Les États africains, encore jeunes, souffrent des problèmes inhérents à l’édification de l’État. Historiquement, cette édification a souvent été complexe, non linéaire, violente et contestée, surtout lorsqu’il existe plusieurs modes de gouvernance et formes d’autorité.
Les défis liés à la démocratisation ont compliqué l’édification de l’État en Afrique
L’expansion des insurrections islamistes dans certains États du Sahel reflète la faiblesse du contrôle territorial de leurs gouvernements. Soixante-quatre ans après leur indépendance, de nombreux États, en particulier dans les vastes régions du Sahel, n’ont toujours pas un contrôle total sur leur territoire. Cette situation les rend vulnérables aux insurrections, notamment dans les zones transfrontalières ou reculées.
Les recherches d’Afriques futures et innovation de l’ISS révèlent que les dirigeants africains peinent à imposer l’autorité de l’État dans un ordre international qui privilégie les droits individuels. Pourtant, le processus de formation de l’État a rarement été inclusif ou participatif dans d’autres régions du monde.
Cependant, ce cadre normatif international n’explique pas à lui seul les dysfonctionnements de la gouvernance en Afrique, malgré la vulnérabilité du continent aux évolutions mondiales. Même si la plupart des gouvernements ont pu imposer l’autorité de l’État sur leur territoire, leur approche manquait de cohérence. Ils ont surinvesti dans les forces de défense – souvent pour protéger leurs régimes – et négligé les fonctions de l’État qui lient les citoyens à la nation par le service public.
Les infrastructures de transport, une présence fonctionnelle de l’État, surtout dans les régions reculées, et un État de droit cohérent font souvent défaut. Le renforcement des capacités de l’État implique d’améliorer l’efficacité du gouvernement et d’établir un monopole légitime de la force. L’application de la loi doit précéder ou accompagner l’établissement de capacités administratives pour fournir des services réguliers.
Les États africains doivent simultanément renforcer les capacités, les institutions et l’inclusion
Mais des économies faibles limitent les recettes publiques et réduisent la capacité de l’État à fournir des biens publics suffisants, créant ainsi un terrain fertile pour la violence.
Les recherches montrent que dans certains pays en conflit, les citoyens perçoivent l’État comme une institution d’extorsion et de répression et non comme un fournisseur de services, brouillant ainsi les frontières entre les représentants de l’État et les groupes armés.
Face à une population jeune, connectée et de plus en plus urbaine qui revendique ses droits et exige des services, et avec des ressources fiscales limitées ainsi que des conditions d’accès au financement international désavantageuses, les gouvernements africains se retrouvent souvent dans l’impasse.
La démocratisation devrait favoriser l’émergence d’États forts, solidement ancrés dans des territoires bien définis. Cependant, les défis liés à l’établissement d’une démocratie ont compliqué l’édification de l’État en Afrique.
Au lieu de créer des sociétés inclusives, la démocratisation, souvent accompagnée des ambitions des acteurs politiques, a parfois exacerbé les divisions sociales.
Affaiblis en interne, les États africains peinent à renforcer les cadres de sécurité collective de l’Union africaine et des communautés économiques régionales. La crise du multilatéralisme sur le continent reflète aussi la fragilité des États africains, car un ensemble d’États faibles ne peut engendrer des organisations régionales et continentales solides.
La démocratie nécessite des États forts dotés d’institutions efficaces, ce qui manque en Afrique. Les gouvernements doivent simultanément renforcer leurs capacités, institutions et inclusion, sans le luxe de procéder par étapes.
L’avenir de l’Union africaine et des communautés économiques régionales repose principalement sur le renforcement de la capacité des États à former des entités efficaces, condition essentielle pour une coopération viable entre pays.
Source : https://issafrica.org/